Société historique de Meaux et sa région



DIX-SEPTIEME SIECLE

Madame de Sévigné à Paris et en Île-de-France, par Claude CAJAT, Presses du Village C. de Bartillat. 374 p. 18 €.

Passionnant et agaçant, voici un livre qui ne laisse pas indifférent. On peut en effet y admirer l'érudition de l'auteur, la beauté de son style irréprochable, la virtuosité du récit ; on peut aussi se perdre dans le dédale des généalogies croisées, dans le détour de rapprochements anachroniques ou de digressions tirées par les cheveux. Mais ces sentiments mêlés ne doivent pas dissuader le lecteur d'entreprendre ces voyages, même si la marquise de Sévigné en est le prétexte plus que l'héroïne, et si son équipage n'est pas mené sans à-coups.
Les membres de la SHMR connaissent bien Claude Cajat, qui a donné plusieurs conférences tant à la SLHB qu'à la SHAPBM, dont les bulletins conservent le souvenir. Ils ont également lu les ouvrages qu'il a consacrés à notre région, gourmande ou victime de criminels ; et s'ils ne l'ont pas encore fait, ils doivent se plonger dans le Proust à la recherche de ses amis, de Fontainebleau à Versailles paru il y a trois ans dans la précieuse collection bleu des Presses du Village que dirige notre ami Christian Bartillat. Nous en avions en son temps souligné les grandes qualités. Du cher Marcel à la Marquise à son tour invitée dans la même collection, il n'y a qu'un pas puisque le premier était familier de la correspondance de la seconde, que sa grand-mère et sa mère citaient à tout bout de champ ; ce n'est pas nous qui nous plaindrons de rencontrer dans ce nouvel itinéraire l'auteur de La Recherche.
Celui-ci nous aidera d'ailleurs à regretter d'être conduits à l'excès dans des excursions généalogiques (on sent bien que Claude Cajat, lui, y prend un plaisir fou), alors que le sous-titre de l'ouvrage annonçait plutôt un voyage touristique. Il a en effet, dans Les jeunes filles en fleurs, remarqué « le côté Dostoievski des Lettres de Madame de Sévigné » après avoir entre parenthèses posé cette question insolite : « ne peint-elle pas les paysages de la même façon que lui, les caractères ? » qui pour lui appelait bien sûr une réponse positive. C'est pourquoi nous cherchions moins à apprendre (au risque d'y attraper le torticolis) comment les gens sont alliés ou mésalliés et descendent les uns des autres, qu'à découvrir rivières et châteaux, villages et chemins, avec les yeux et le pinceau de la Marquise. Nous voulons bien que l'épouse d'Honoré d'Urfé soit morte un mois avant la naissance de Marie de Rabutin-Chantal, mais nous aurions préféré en savoir plus sur ce qu'était que prendre au 17ème siècle le coche d'eau à l'embarcadère du port Saint-Paul, ou surprendre la marquise au bain dans la Seine pendant les grandes chaleurs de l'été I657. Il est vrai que si notre grande épistolière a écrit que «faner est la plus jolie chose du monde, c'est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu'on en sait tant, on sait faner», c'est en Bretagne qu'elle l'a observé, et non dans les plaines de Brie ; mais c'est ce genre de croquis que nous guettions. Par exemple, de Livry, le I8 septembre I676, elle écrit à son cousin Bussy-Rabutin : «Je suis ici dans ce joli lieu que vous connaissez, et j'y suis bien mieux, ce me semble, et plus agréablement qu'à Paris, au moins pour quelque temps. J'y fais quelques remèdes pour rétablir cette belle santé, et je mets mes bras dans la vendange, espérant que mes mains, qui ne se ferment point encore, reprendront par là leurs fonctions ordinaires.» Des vendanges médicinales à Livry-Gargan ! voilà qui a du piquant, n'est-ce pas ? Et lorsque la marquise écrit à Madame de Grignan, le 25 février I689 : « Vos lieues sont insupportables. Il y a aussi loin de Marseille à Aix que de Paris à Meaux », on peut se demander pourquoi ce dernier parcours lui paraissait si long : question plus locale en tout cas que les démêlés du lieutenant-général de Grignan avec l'évêque de Marseille. A propos, elle avait, quelques jours auparavant, rencontré Bossuet à Saint-Cyr, lors d'une représentation d'Esther où était également le roi, et «Monsieur de Meaux me parla fort de vous», avait-elle écrit à sa fille le 21 février ; n'auriez-vous pas volontiers tenu un des flambeaux qui éclairèrent son retour à Paris ?
C'est dire qu'un autre livre reste à écrire ; pourtant, quelle prouesse que celui-ci, si l'on accepte le parti pris par l'auteur ! Du Quadrilatère Sévigné tracé dans le Marais (avec bien sûr le voisinage des Coulanges place des Vosges et les mutations de Carnavalet) à la carte de (et non pas du) Tendre, qui nous conduit avec Melle de Scudéry et sa Clélie à Fresnes, pays de la Brevonne ou à Pomponne, ce cher pays de la Vernette, nous n'avons guère le temps de flâner. Nous voici d'ailleurs repartis, après des séjours en Bretagne et en Provence, en Bourgogne et dans le Bourbonnais cher à Claude Cajat, pour un séjour à l'abbaye de Livry ou au château de La Trousse près d'Ocquerre. Notre guide a puisé aux meilleures sources pour faire revivre, jusque dans les détails les plus domestiques les demeures où a vécu la marquise. Nous apprenons tout sur les architectes ou les précédents occupants, sur les voisins et les gens probablement rencontrés, leurs manies ou leurs intrigues, leurs ancêtres ou leur éventuelle disgrâce, et même (cela ne s'imposait pas …) sur le pucelage du Grand Dauphin. Nous devenons familiers des Guénégaud, des Ormesson et des Pomponne, de la Scarron devenue reine, sans oublier les Le Tellier ni les Bartillat. Des Rochers, la marquise nous informe de la mésaventure survenue au P. Païen en forêt de Bondy ; vous entendrez parler bien entendu de l'Astrée ou de la Princesse de Clèves, mais aussi des guerres qui grondent aux frontières ; mais n'oubliez pas l'invitation du premier président Chrétien-François de Lamoignon dans sa maison de campagne de Bâville, quelque part entre Arpajon et Dourdan, et soyez prudent, car vous risquez de vous casser la jambe en route. Mais on ne résume pas tant de déplacements, on en cherche la trace dans une Correspondance abondamment citée, malheureusement sans référence. Vous vous réveillerez un peu étourdi après avoir remonté le temps entre l'enchantement de Versailles et la tragédie née dans son modèle, le Vaux-le-Vicomte du cher Fouquet dont Madame de Sévigné a suivi l'inéquitable procès avec l'émotion de l'amie et la précision du chroniqueur judiciaire. Peu importe ici la marche du temps puisque votre voyage se termine dans le château abandonné par celui qui avait eu la folle idée d'y éveiller la jalousie du roi, depuis longtemps enfermé à Pignerol jusqu'à en mourir, mais que vous croirez pourtant avoir aperçu dans les jardins rafraîchis par les jets d'eau et les fontaines. A propos, vous avez sans doute oublié que la fille de Mme Guyon avait épousé en I689 le comte de Vaux, fils aîné du surintendant des finances.
Que de personnages, que d'allées et venues dans ce kaléidoscope ! On aurait certes aimé l'aide d'une chronologie et d'un index, mais l'auteur s'est délibérément situé en dehors de tout travail universitaire : il a simplement déroulé pour nous une abondante bibliographie, ainsi qu'une intéressante documentation iconographique puisée dans sa collection personnelle et, de sa façon, deux petits plans et une «généalogie sélective». Les remarques que nous avons amicalement formulées (auxquelles notre confraternité a depuis longtemps accoutumé Claude Cajat …) ne doivent pas rebuter ceux que le sujet intéresse : l'habileté du style et une stupéfiante érudition suffisent à leur recommander la lecture de ce livre foisonnant, parfaitement édité.

Alain DURIEUX